Le lac
Ainsi ,toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?
O lac !l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde!je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Ou tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de te ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir,t'en souvient-il ?nous voguions en silence;
On n'entendait au loin,sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos;
Le flot fut attentif ,et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mot:
"O temps!suspends ton vol,et vous,heures propices!
Suspendez votre cours:
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!
"Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent,
Oubliez les heureux.
"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit;
Je dis à cette nuit;Sois plus lente;et l'aurore
Va dissiper la nuit.
"Aimons donc, aimons donc!de l'heure fugitive,
Hâtons-nous,jouissons!
L'homme n'a point de port,le temps n'a point de rive;
Il coule,et nous passons!"(...)
Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques,1820